"Gestion de fortune, la méthode des milliardaires" - Les échos week-end - Par Jean-Denis Errard
Ils sont les hommes et les femmes de confiance des grandes fortunes, les «hommes de l'ombre» selon l'expression de l'un d'entre eux. Des agents un peu secrets qu'on appelle les «family officers». Intraduisible, si ce n'est en se référant à cette ancienne profession d'avoué qu'incarnait le «Maître Derville» de Balzac, dans Le Colonel Chabert ou Le Père Goriot. Dans ce milieu, la confidentialité est érigée en dogme. Normal, ces administrateurs de biens ont sous leur responsabilité des dizaines de millions d'euros. La plupart conseillent plusieurs familles pesant chacune au minimum 20 millions d'euros, condition sine qua non pour franchir leur porte et bénéficier de leurs services éclairés. Et pour les très grandes fortunes - des milliards d'euros parfois, comme pour les Peugeot, Dassault, Wendel, Dentressangle, Mulliez ou Bettencourt - les «single family offices» sont dédiés à une seule famille.
Ces spécialistes ne sont pas des gestionnaires de patrimoine comme les autres, mais leur savoir-faire peut inspirer tous ceux qui ont un important patrimoine à gérer. Edmée Chandon-Moët, présidente de Family & You, basée à Bruxelles, explique son approche: «Nous nous comparons à l'architecte qui fait une réunion de chantier avec les corps de métier appropriés.» François Mollat du Jourdin (MJ & Cie), le premier à s'être lancé à Paris en 2001 puis à Genève, sourit: «Moi, je ne fais rien, je fais faire. Nous ne gérons aucun actif, nous ne vendons aucun produit.» Bref, le family officer est l'homme de l'art qui a la maîtrise des domaines clés de la gestion de fortune: le patrimonial (incluant la stratégie juridique et fiscale), l'investissement (incluant le conseil en allocation stratégique), la cohésion de la famille (éducation, gouvernance, philanthropie) et la gestion administrative. Mais là où les conseils en gestion de patrimoine (CGP) touchent des commissions de la part des gérants et des prestataires, eux sont payés en honoraires.
On compte une centaine de family offices en France, du moins officiellement reconnus par l'association professionnelle Affo, mais ce titre n'est pas une appellation protégée. Que conseillent-ils à leurs clients dans le contexte économique très troublé et après cette crise de 2008 qui a ébranlé la sphère financière mondiale? Nous l'avons demandé à sept d'entre eux, à Paris, Genève, Luxembourg, Bruxelles, Londres. Des échanges qui réservent quelques surprises. Et des pistes de réflexion pour les fortunes plus modestes!
Certes, l'expatriation est toujours à l'ordre du jour et travaille les esprits. «Il y a eu un rush en 2012-13, et depuis la tendance est moins forte mais reste soutenue», observe ainsi à Bruxelles Edmée Chandon-Moët qui, avec Frédéric Lucet, un brillant agrégé de droit, conseille des chefs d'entreprise très connus. «L'exit tax nouvelle version, commente-t-elle, a eu un effet catastrophique.» L'imposition des plus-values sur un portefeuille de titres, qui pouvait être effacée huit ans après le transfert à l'étranger, a vu son délai prolongé à quinze ans par le gouvernement l'année dernière. Selon elle, «beaucoup de jeunes chefs d'entreprise ont réagi très vite en se délocalisant plus tôt, notamment à Bruxelles ou à Londres...» Le family office londonien Robert Anthony, qui gère les intérêts d'une centaine de très grandes fortunes internationales, est du même avis: «Pour nos familles qui possèdent des biens en France, la préoccupation la plus forte en ce moment, c'est la fiscalité. C'est même une angoisse.» Et d'enfoncer le clou: «Nous disons à nos clients de conserver le maximum de leurs actifs hors de France afin d'éviter l'impôt sur la fortune et la fiscalité successorale qui y sont particulièrement élevés.»
Le récent rapport de l'observatoire sud-africain New World Wealth sur les flux des grandes fortunes dans le monde met en évidence une formidable évasion ces quinze dernières années de la France vers la Grande-Bretagne, le Luxembourg, la Suisse, la Belgique. Mais pour autant, certains family officers restent beaucoup plus nuancés. Ainsi Christophe Achard, le fondateur d'Intuitae, le plus gros family office de Paris (70 clients, plus de 3 milliards d'euros au total), trouve incongru de n'aborder la question que sous l'angle de l'évasion fiscale... Pour les affaires comme pour ses investissements personnels, «on est obligé d'avoir une vision internationale aujourd'hui et personne ne part de France uniquement pour des raisons fiscales, ce serait stupide!» remarque-t-il. Guillaume de Labeau, de Mansartis (600 millions d'euros sous gestion), partage ce point de vue: «Les expatriations sont en hausse, c'est vrai, mais il est difficile de dire que c'est lié à la fiscalité. Beaucoup de jeunes, notamment des entrepreneurs, des artistes, des sportifs, partent surtout parce qu'ils pensent trouver des conditions économiques plus dynamiques pour se lancer. La question est de savoir s'ils vont revenir un jour...»
Bernard Camblain, de Meeschaert Family Office, observe également que «le flux de délocalisations est continu". Mais le coeur du débat est selon lui ailleurs: «Franchement, je suis beaucoup plus préoccupé de voir quitter le territoire de jeunes et brillants talents plutôt que des seniors fortunés. La fiscalité et l'environnement négatif pour les créateurs d'entreprise sont les motivations qui reviennent le plus fréquemment lorsque l'on discute avec eux.» François Mollat du Jourdin (Paris et Genève) reconnaît que, pour ces clients, «si la fiscalité est un sujet important, il n'est pas le principal. La fiscalité, ça s'organise, ce n'est pas une fin en soi!» Allusion à ce qu'on appelle l'optimisation fiscale, un terme un peu trop galvaudé ces derniers temps par le gouvernement qui voudrait l'assimiler à de la fraude. De fait, «ingénieur fiscal» est un métier très en vogue en France. Le président de BM Family Office, Bernard Monassier, ancien notaire installé depuis peu comme family officer pour le compte de célébrités de l'industrie, pense quant à lui que «quel que soit le gouvernement en charge du pays en 2017, une réforme de la fiscalité du patrimoine sera mise en place, car on voudra éviter un exode trop massif des contribuables les plus visés. Il est quasi certain que cette réforme aura lieu.»
Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, les ultrariches - les fameux «UHNWI», Ultra High Net Worth Individuals, disposant de 30 millions de dollars, hors résidence principale et collections d'art, qui seraient environ 5000 en France -, ne bénéficient pas de martingales particulières. Guillaume de Labeau, le président de Mansartis, installé place Vendôme, insiste plutôt sur un principe de base: «L'entreprise est la seule source de création de valeur. Donc, nous recommandons de privilégier la part des actions cotées ou non.» Tout est question d'horizon d'investissement, explique-t-il, ce qui permet de relativiser les à-coups des marchés financiers et immobiliers. Son secret est simple: une «gestion de conviction», c'est-à-dire fondée sur des choix de valeurs, alors que la plupart des Sicav boursières grand public sont scotchées aux indices boursiers, et «une poche d'obligations, de type «investment grade» (dont la notation est synonyme d'une certaine solidité) et plutôt de durée courte, comme limitateur de volatilité».
Même approche de Robert Anthony, family officer établi à Londres: «Notre conviction profonde est que les actions ou les fonds d'actions de qualité sont le meilleur vecteur pour la performance à long terme.» C'est là la différence marquante avec la plupart des épargnants qui se focalisent, eux, sur le court terme alors que la «prime de risque» est maintenant très élevée. Au niveau actuel de rémunération du livret A, il faudrait une vie entière pour atteindre la performance du CAC 40 sur ces quatre dernières années, dividendes inclus! Bernard Camblain, de Meeschaert, qui gère les intérêts de plus de 50 familles, estime lui aussi que «le premier actif, le plus important, ce sont les avoirs financiers». Mais il reconnaît que la Bourse rebute parfois. «La stratégie choisie dépend de la façon dont la fortune a été construite, tempère Christophe Achard. L'histoire de chacun guide ses convictions, ses centres d'intérêts. Celui qui a réussi dans les affaires et cédé son entreprise va souvent conserver un esprit entrepreneurial, ceux qui ont hérité veulent conserver et transmettre.»
Christophe Achard, avec ses 25 collaborateurs installés près de l'avenue Montaigne, observe une évolution très forte ces derniers temps: «Le besoin de donner du sens à son investissement, par exemple par des actions solidaires, philanthropiques, artistiques, culturelles... C'est même essentiel pour la nouvelle génération. Elle n'a plus pour seul but de créer de nouvelles richesses uniquement pour soi.» Edmée Chandon-Moët le constate également: «Les ex-start-upers qui viennent s'installer à Bruxelles ou à Londres n'ont pas du tout la même optique que les héritiers. Ceux qui ont fait fortune en créant eux-mêmes leur société n'ont pas forcément en projet de transmettre, ils veulent souvent que leurs enfants se débrouillent et sont très attirés par la philanthropie.» La création de fondations est d'ailleurs devenue l'un des axes d'intervention des family offices. «Les familles entrepreneuriales ont souvent le souci de faire profiter de leur réussite en soutenant des artistes, et des activités de bienfaisance», note Bernard Camblain.
Tous le disent, tel François Mollat du Jourdin, installé boulevard Haussmann depuis quinze ans. «La France, avec l'Angleterre, explique-t-il, est le marché européen le plus important pour le «private equity", avec un large gisement d'entreprises et de fonds d'investissement. Lorsque j'ai commencé, l'allocation moyenne en non coté était de 5 à 10%, elle peut aujourd'hui monter jusqu'à 25, voire 30%!» Bernard Camblain signale lui aussi cette forte appétence pour le non coté. Il explique d'ailleurs qu'entre grandes fortunes, on se connaît bien en France et en Europe! Et de dévoiler leur secret: «Il existe un réseau, le Family Business Network (FBN), présidé en France par Luc Darbonne, par ailleurs responsable de l'entreprise familiale Darégal (spécialiste des plantes aromatiques surgelées).»
Au sein de ce réseau, ils échangent des informations sur les opportunités d'investissement. Une démarche différente de celle des FCPI et FIP proposés dans les réseaux bancaires, qui s'accompagnent souvent de frais importants. Là on évoque des «fonds d'entrepreneurs» (les apporteurs de capitaux sont des entrepreneurs actifs ou anciens, qui épaulent la société en siégeant à son conseil d'administration) et des «club deals» (regroupement pour réaliser une grosse opération)... En Angleterre, dans le family office de Robert Anthony, le constat est le même. «Nous avons remarqué que notre clientèle est de plus en plus sensible à l'idée d'investir dans des entreprises non cotées. Nous venons pour cela de recruter un expert, Antony Slotboom, doté d'une longue expérience en la matière et qui a travaillé à Londres pour ABN Amro et RBS.»
Dans un contexte économique et géopolitique aussi mouvementé, tous insistent sur l'importance de la «liquidité", c'est-à-dire de la facilité à pouvoir mobiliser des capitaux. Tout le contraire, en fait, des patrimoines de nombre de Français où l'immobilier constitue l'essentiel. Le terme revient souvent dans le discours des family offices. «Nous conseillons de maintenir des positions cash, explique l'Anglais Robert Anthony, selon le bon adage anglo-saxon «cash is king», afin de pouvoir être en mesure de saisir toute opportunité.» D'ailleurs, bien des types d'actifs n'inspirent pas du tout nos interlocuteurs. «Pas rentable, pas liquide»: la sentence va ainsi concerner l'achat de vignobles, de forêts, d'oeuvres d'art... L'expert britannique a une opinion très tranchée: «Vous les Français, vous aimez cette classe d'actif par tradition, parce que c'est du tangible et que vous avez en plus des exonérations fiscales. Mais franchement ce n'est pas très rentable!» Bernard Camblain émet les mêmes réserves sur l'art. «Pourquoi pas, mais alors par plaisir, et non dans une optique d'investissement. Je pense qu'il y a une vraie bulle sur certains prix. Quant à l'exonération d'ISF pour les résidents français, ce n'est pas un bon argument. C'est entendu, vous allez économiser par exemple 15%, c'est-à-dire 1,5% durant dix ans, mais est-ce que vous n'allez pas perdre ces 15% ou plus après dix ans sur des oeuvres achetées trop cher et au rendement nul?»
«Franchement, je ne pousse pas dans ce sens, les rendements nets de charges et de fiscalité sont très faibles et même négatifs avec l'ISF. Dans ce contexte actuel, ce n'est pas toujours facile à expliquer, car l'immobilier rassure», commente Edmée Chandon-Moët, qui reste cependanttrès favorable à la pierre-papier (fonds investi en immobilier d'entreprises) à condition de l'intégrer dans une assurance-vie pour défiscaliser les plus-values. Guillaume de Labeau, PDG de Mansartis, trouve globalement le marché «surcoté». «Avec des taux aussi bas, quasi nuls, et des prix qui n'arrêtent pas de monter, vous comprenez bien que cette classe d'actifs connaît une bulle.» Il s'en explique: «Beaucoup de fortunes se sont construites par le passé en misant sur l'immobilier et en activant le levier du crédit. Aujourd'hui, les charges - notamment fiscales - sont lourdes et les perspectives plus incertaines.» Il tempère néanmoins son avertissement: «Si vous investissez pour du long terme, vous n'avez plus cette inquiétude de savoir si vous avez acheté cher ou pas.» Le très écouté Bernard Monassier estime que «l'on doit s'attendre à une crise de l'immobilier ancien avec une baisse des prix. Parallèlement, un certain nombre de bailleurs effrayés par les contraintes réglementaires vont se détourner du marché locatif, ce qui va accroître la crise du logement et accentuer la baisse des prix». Mais il met aussi quelques bémols: «Dans les zones attractives pour des raisons économiques ou climatiques, les prix de l'immobilier continueront d'augmenter sur le moyen et long terme, bien au-delà de l'inflation. Pour la clientèle française, mais aussi étrangère, comme les Anglais, la France apparaît comme une maison de retraite idéale.» Son pronostic reste optimiste: «L'immobilier est en crise mais à la fin de la décennie, il sera en expansion.» Une confiance partagée par Bernard Camblain. «Il est important de bien réfléchir à la part de sa fortune qu'on est prêt à consacrer à l'immobilier. A mon avis, entre 20 et 40%. Et il est essentiel d'avoir une vision internationale et de tenir compte des incidences fiscales», souligne-t-il. Il existe ainsi des opportunités très intéressantes à Bruxelles ou à New York dans des quartiers en pleine renaissance.
Avec des taux d'intérêt au plus bas, il est possible «de s'endetter afin de diversifier les avoirs, voire de faire un peu de levier avec un risque maîtrisé», recommande Robert Anthony. Il suggère ainsi d'investir dans des obligations «high yield» (à haut rendement) dont certaines paraissent relativement sûres. «Ces titres peuvent couvrir les charges d'endettement», assure-t-il. De même, des investissements immobiliers comme la construction d'hôtels (à Paris, mais pas seulement) peuvent générer de bons rendements, soit plus de 10%, largement supérieurs à des coûts d'emprunts qui tournent entre 2 et 2,5% sur dix-quinze ans. Une chose est sûre, remarque Bernard Monassier: «La gestion de patrimoine n'est plus un long fleuve tranquille.»
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